Il y a en Europe de quoi étancher la soif des marcheurs en quête de terres inconnues. À ces termes, j’entends déjà quelques sarcasmes de lecteurs : « Charlatan ! », « Fanfaron ! », « À l’ère de Google Earth et de la 5G, l’exploration est révolue ! ». En êtes-vous si sûrs ? Et si je vous disais qu’il existe, par delà nos Alpes, des massifs mystérieux rasant les 3000 m d’altitude et s’étendant de la Slovénie jusqu’aux confins de la Macédoine du Nord ? Méfiant, je décide début juin 2021 d’aller me faire ma propre idée. Je rassemble quelques affaires réunies dans un bagage de moins de 4 kg, je pousse la porte de chez moi, embarque dans un bus puis pars sur le premier chemin croate. Ma gamelle en titane sera ma calebasse et mes bâtons de marche, mes bourdons. Me voilà pèlerin voguant à travers les montagnes, le long de la mer Adriatique.
Le film documentaire retraçant cette traversée des Balkans à pied
Dans les forêts de Croatie
+ 10 960 m 227 km 8 joursPremière perle du chapelet, la Croatie ! De Senj, je rejoins les montagnes du Vélébit qui seront mon fil rouge à travers le pays. Par chance, un itinéraire de randonnée longue distance existe depuis quelques années : la Via Dinarica. Je me contente donc de suivre les points blanc entourés de rouge qui en sont le balisage.
L’altitude étant modeste, j’évolue plusieurs jours dans des forêts tentaculaires. Je n’ai jamais traversé de bois aussi sauvages de ma vie. Je passe des journées entières sans croiser âme qui vive. Ce qui semblait bucolique devient vite un peu oppressant. Les sentiers disparaissent sous la végétation et le ciel est caché derrière un toit végétal. Je débouche après quelques jours sur un sentier balcon offrant de belles vues sur la mer Adriatique. Saviez-vous que la Croatie était constituée d’un grand archipel d’iles ? Un peu plus loin, je foule le Sveto Brdo à 1751 m, l’un des plus hauts du massif.
Qui dit isolement, dit gestion ! Pendant 6 jours, je ne croise aucun ravitaillement possible. Je transporte avec moi ma pitance qui se constitue de semoule, nouilles chinoises, lentilles et fruits secs. Ne possédant aucun réchaud par économie de poids, je compte sur les poêles présents dans les nombreuses cabanes non gardées qui parsèment l’itinéraire. La gestion de l’eau est un vrai défi. Le massif est calcaire donc très aride. Quelques puits recueillent l’eau de pluie. Il n’est pas question d’en rater un !
Bosnie, entre ciel et terre
+ 17 735 m 376 km 11 joursTandis que la Via Dinarica passe par un poste-frontière officiel pour entrer en Bosnie, je décide de couper à travers les massifs de Dinara et Troglav. Il existe un vieux sentier militaire : put oluje, emprunté en 1995 par les Croates venus libérer Knin des Serbes lors de l’opération tempête. Les locaux me mettent en garde, la zone est en partie minée et il est interdit de rentrer en Bosnie en dehors des passages officiels. Pour autant, je trouve sur internet de précieuses informations : une trace GPS de l’itinéraire et des commentaires de personnes l’ayant déjà emprunté sans rencontrer de problème. Seul bémol, l’eau dans ces montagnes est une denrée rare ! En 4 jours, je traverse la zone en prenant garde à ne pas m’écarter du sentier. Les panneaux qui le bordent sont là pour me rappeler que j’ai tout à gagner de rester dans les clous !
J’ai perçu la Bosnie comme une phase transitoire entre moyenne et haute montagne. Progressivement, je passe des sommets à plus de 2000 m sans ne jamais rester très longtemps à ces altitudes. Après la fournaise de Jablanica, je passe la porte des plateaux désolés des montagnes de Prenj. Le lieu est à la fois austère et féérique. Les sommets enneigés m’entourent de toute part. La roche est à perte de vue.
Un jour, je passe par Lukomir, le plus haut village de Bosnie, accroché à un flanc de falaise. Je m’y sens dépaysé pour la première fois. Les habitants portent les habits traditionnels, les maisons deviennent les katuns, ces bâtiments typiques aux toits proéminents.
Sauvage Monténégro
+ 11 010 m 252 km 7 joursLe Monténégro m’accueille en me montrant ses plus belles facettes : le lac Trnovacko en forme de cœur parait irréaliste, les cratères géologiques du parc national de Piva donnent l’impression de marcher sur la Lune.
Je vois un avantage prépondérant à marcher seul : la barrière qui me sépare des locaux saute régulièrement. Il m’arrive de débarquer dans des petits villages d’estive sur les hauts plateaux monténégrins et de m’y faire accueillir comme un roi. Un verre de Rakjia précédant une tasse de café est souvent le meilleur amorceur d’une rencontre.
Le Monténégro a ses airs d’Asie Centrale. Au détour d’un sommet, il arrive que le paysage se dégage sur une immense steppe ondulée qui se perd dans l’horizon. Le buste arcbouté vers l’avant, bataillant contre la bura, le vent des Balkans, je me fixe de petits objectifs : arrêt à la prochaine colline ! Mais derrière elle, une autre, puis encore une autre. La steppe a ce pouvoir d’allonger à la fois l’espace et le temps ! Les secondes deviennent des minutes et les minutes, des heures.
Les Alpes Albanaises
+ 8 290 m 203 km 6 joursLa frontière avec l’Albanie est très marquante. Tout à coup, la langue change. Plus question de bredouiller du serbe commun aux pays d’ex-Yougoslavie ! L’albanais est une langue complètement différente et beaucoup moins intuitive. Pour éviter une partie de route bitumée, je prends la tangente, direction le Talijanka, sommet à plus de 2000 m offrant une vue à couper le souffle sur les plus hauts sommets des Alpes Dinariques.
Les locaux freinent mon ardeur quand je leur parle de faire l’ascension du Maja e Jezerce, point culminant de la chaine. L’hiver tardif a laissé beaucoup de neige en se retirant, il faudrait du matériel spécifique sans quoi je risque de m’y casser les dents. Après de longues hésitations, je décide de m’avancer au pied du sommet quitte à faire demi-tour si la tâche me dépasse. 1800 m. 2000 m. 2200 m. Tout est blanc autour de moi. Le chemin n’est pas visible. Je me fie au GPS et décide de continuer en jugeant que je ne me mets toujours pas en danger. Il faut dire qu’étant moniteur de ski, le milieu enneigé m’est assez familier. 2400 m. Je passe un névé très raide en creusant des marches pour ne pas glisser. 2694 m. J’y suis ! Plus haut sommet des Alpes Dinariques. Un peu plus bas dans la vallée, le gérant d’un petit bar tombe des nues quand je lui annonce arriver du sommet. D’après lui, je serais le premier de l’année à avoir effectué l’ascension par la face nord !
Sur le fil du Kosovo et de la Macédoine du Nord
+ 10 800 m 240 km 7 joursLe Kosovo et la Macédoine du Nord sont les régions les plus mystérieuses de mon périple. La Via Dinarica, terminée à Valbona, n’est plus qu’une histoire ancienne et les informations concernant le trekking dans ces pays sont rares. Après une dernière excursion au Monténégro et un jour de repos à Plav, je décide de rentrer au Kosovo par le col de Bogicès avec en ligne de mire l’ascension du Gjeravica, point culminant du pays. Je suis accueilli à la frontière à plus de 2000 m par un violent orage qui m’oblige à patienter quelques heures sous ma bâche de bivouac.
Pour faire la liaison entre les Alpes Dinariques et les Monts Sharr et Korab, je passe par la campagne et les villes de Gjakova puis Prizren aux ambiances d’Istanbul avec leurs souks et leurs mosquées. J’y rencontre un kosovar fin connaisseur des montagnes alentour qui m’aiguille sur mon itinéraire. Il existe dans ces montagnes un sentier historique en cours de réhabilitation ; le High Scardus Trail qui suit les crêtes des Monts Sharr jusqu’au sommet du Korab, point culminant d’Albanie à 2764 m ! Je prends des notes dans mon carnet sur les rares lieux de ravitaillement et les points clés à garder en tête. Aucune trace GPS de disponible pour la suite, je me fais explorateurs des temps modernes foulant une contrée inconnue !
La première journée donne le ton. Plus de 3000 m de dénivelé positif pour me hisser sur les crêtes à cheval entre le Kosovo à ma droite et la Macédoine du Nord à ma gauche. La suite est une marche dans le ciel, de sommet en sommet, de pâturage en pâturage majoritairement en hors sentier. Je prends soin de relever régulièrement mes positions GPS pour reconstituer ma trace. En fin de deuxième journée, alors que je n’ai croisé personne depuis la veille, j’entends des bruits en contrebas. Un ours ! Il est juste là. Il faut du temps pour que mes yeux et mon cerveau fassent le lien. Je n’y crois pas. J’assiste au spectacle de sa déambulation camouflé dans les herbes hautes. Quand il me repère, je siffle et il prend ses jambes à son coup. Je suis tellement content de cette rencontre !
Du sommet de Korab, point culminant de cette marche, je repasse une dernière fois en Albanie dans le but de rejoindre Tirana. Victime d’une sévère dysenterie et cloué au lit pendant plusieurs jours, je mets plus de temps que prévu pour atteindre la capitale, terme de cette marche. Je regarde derrière moi : plus de 1300 km de parcourus avec mon petit sac de 3,7 kg. Qui a dit que l’aventure appartenait au passé ?
Carnet pratique de ma traversée des Balkans à pied
Quelle préparation ?
Comme tout itinéraire de longue distance, je conseille de se renseigner au préalable sur le parcours, les points de ravitaillement et dans le cas de ce massif, les points d’eau.
Parcours : Outre ma trace GPS, il existe un découpage des étapes sur le site de la Via Dinarica avec des commentaires plus ou moins récents de personnes ayant effectué les tronçons. C’est précieux d’avoir les avis de trekkeurs et ils sont parfois très précis !
Points de ravitaillement : Pour ceux qui recherchent comme moi la légèreté, il est essentiel d’avoir une idée du prochain point de ravitaillement possible pour transporter uniquement l’essentiel. Pour ce faire je me suis appuyé sur le gros travail de Dylan Ivens.
Points d’eau : En Bosnie et en Croatie, il faut porter une attention particulière à l’eau, surtout en été. Dylan a également répertorié les points d’eau sur la Via Dinarica. Prévoir donc pas mal de contenance : 3 à 4 L quitte à ne pas les remplir à fond dans les régions moins sèches.
Quel matériel ?
L’itinéraire demande beaucoup d’autonomie. Il n’y a pas des refuges tous les soirs loin de là. Prévoir donc de quoi bivouaquer jusqu’à des températures de 5 °C ainsi que le matériel usuel de trekking. Dans le cas de l’utilisation d’un GPS (ce qui est recommandé voire presque obligatoire, car les sentiers sont difficiles à suivre et les cartes, peu précises), prévoir de quoi être autonome en électricité : batteries, panneaux solaires…
Chacun sa liste de matériel qui lui correspond. Je cherche la légèreté depuis quelques années maintenant. Voici mon équipement de base à moins de 4 kg.
Comment s’y rendre ?
Les Balkans sont à notre porte ! Il suffit d’un FlixBus pour se rendre en Croatie. N’est-ce pas merveilleux ? Le dépaysement sans avion ! Pour rentrer, des bus font Tirana — Croatie. Les plus téméraires peuvent prendre un ferry jusqu’en Italie puis remonter la botte par le train. Mais le trajet en soi n’est-il pas déjà un voyage et une aventure ?
Dromomane (nm): sous l’impulsion irrésistible de se déplacer à la marche ou la course.
Ingénieur et moniteur de ski diplômé, je réalise en 2018 une traversée intégrale de l’Himalaya népalais pendant 90 jours. J’y découvre la marche longue distance comme moyen d’immersion au sein de géographies et cultures isolées. En 2020 j’effectue une traversée des Pyrénées par la Haute Route puis en 2021, une grande traversée des Balkans sur près de 1300km. Depuis peu, j’ai intégré la formation à l’accompagnateur de moyenne montagne.
Ce récit m’enchante et me fait voyager. C’est une aventure inspirante qui amène à une certaine relativité sur soi, ça semble aussi éprouvant autant physiquement que moralement. L’émotion est au rendez-vous. Il faut avoir les nerfs d’acier pour supporter cette longue marche et les dénivelés, ainsi qu’une solitude extrême. Mais au final, le plaisir est de pouvoir admirer en balcon un paysage somptueux et unique ; et l’extraordinaire hospitalité des habitants renforce cette expérience hors norme ! J’ai compté 39 jours de marche en solitaire. Bravo !
Quels sont les prochains projets, les prochains défis ? 😉
Merci !
Les longues marches enfantent de belles valeurs telles que la résilience, la confiance en soi, l’abnégation, la persévérance… ! C’est dans cette optique que je repars !
La suite, j’ai plein d’idées ! J’aimerais partir en faire une traversée sauvage en Asie Centrale. Je cherche à y aller sans avion, mais le contexte actuel rend la tâche ardue… On verra !
En effet, il semble que les idées foisonnent 😉 Avez-vous un site web, compte insta, etc, où on peut suivre vos aventures ?
Comme pour ton compte Philippe, regarde du côté de la signature de Jérémy pour avoir les comptes de ses réseaux sociaux 🙂
Très beau film, une aventure sur des chemins sauvages avec de magnifiques paysages. On sent l’émotion, on suit les hauts et les bas de Jérémy, sa volonté farouche de parvenir là où il veut.
Un short, un petit sac à dos, et le voilà parti dans la neige, sur les montagnes escarpées, à l’assaut des cols ;
On aimerait en savoir plus sur le ravitaillement, les charges de la batterie, la préparation de ce trek, le drone… il vient d’où?
Merci pour ce beau moment
Merci pour votre commentaire !
Ravitaillements : j’avais repéré les villages avec une épicerie ce qui me permettait de gérer la quantité de nourriture à emporter sur chaque tronçon. Je me débrouillais avec du fromage, du chorizo, des nouilles chinoises, des fruits secs, des barres énergétiques. En fait ça dépendait vraiment de ce que je trouvais en route. Un jour j’ai même mangé que du miel et du pain ! 😉
Batteries : J’avais à charger ma batterie de caméra et celle de mon téléphone pour la cartographie. J’avais un petit panneau solaire 6W accroché au sac à dos et branché à une batterie tampon de 10000 mAh. Avec du beau temps, ça me permettait de tenir une petite semaine sachant que dès que j’avais des prises secteurs je chargeais ma batterie externe à fond.
Préparation du trek : ça s’est fait très vite en deux semaines environ en me basant sur les infos existantes sur l’itinéraire de la via DInarica.
Drone : concours de circonstances ! J’ai rencontré un Kosovar dans les montagnes qui faisait voler son drone et il m’a fait quelques images 😉
Super trip !
Félicitation d’avoir réussi ce voyage ! 🙂
J’ai vu que tu n’avais pas de gaz, ce n’était pas trop dur de faire du feu à chaque fois que tu en as eu besoin ?
Sinon, si tu devais le refaire, changerais-tu quelque chose dans ton packtage ?
Merci !
Je n’ai pas fait beaucoup de feu, peut-être 3-4 fois maximum. La plupart du temps je mangeais froid : nouilles chinoises + eau pendant 15 min ! Quand je passais une ville ou un village j’essayais de manger chaud et de dormir dans du dur.
Je changerais mon abri ! Ou du moins, je prendrais au moins une moustiquaire en plus, car j’ai vraiment vécu un enfer à l’est de la Bosnie… Sinon pas grand-chose, mon sac de couchage était un poil chaud. Peut-être que je prendrais un matelas digne de ce nom parce que le bout de mousse n’était pas suffisant quand j’ai dormi sur du bois en cabane non gardée 😉
Merci de ta réponse ! 🙂
En tout cas super aventure !
Si un jour (pour une idée d’article) vous voulez faire une rando avec un novice pour voir et corriger ces erreurs, je suis à votre dispo’ ^^
Salut Jérémy,
Félicitations pour ce trip !! Ça donne grave envie !!
Je suis depuis longtemps très attiré par la Bosnie et le Montenegro mais je n’ai pas encore eu le temps d’y mettre les pieds, ton récit et les données partagées me seront d’une grande aide 🙂
++
Hello !
Merci pour ton message 🙂 J’ai eu un gros coup de cœur pour le Monténégro et j’ai beaucoup appris sur l’histoire des Balkans en Bosnie ! N’hésite pas si tu as des questions lors de ta préparation !