Lionel, il y a marquรฉ Saumur ร cรดtรฉ de ta date de naissance. Comment devient-on alpiniste quand on naรฎt dans le Maine-et-Loireย ?
Je conรงois qu'un alpiniste issu d'une rรฉgion de plaine รงa puisse surprendreย ! Mais c'est davantage une histoire de passion ou de vocation que d'implantation gรฉographique. Ma flamme, je la tiens de mon environnement familial. Mes parents aiment beaucoup la montagne. A la maison, on avait beaucoup de livres d'aventure. D'ailleurs si je me prรฉnomme Lionel, c'est en hommage ร Lionel Terray. Tous les รฉtรฉs, on parcourait les massifs en randonnรฉe. Enfant, รงa a รฉtรฉ ma premiรจre expรฉrience concrรจte de la montagne. Et puis il y a aussi eu des rencontres, comme celle avec Renรฉ Desmaisons ร une confรฉrence de Connaissance du Monde. Peut-รชtre tout รงa m'a-t-il amenรฉ ร mรปrir l'idรฉe de devenir alpiniste professionnelย ?
C'est la profession que tu indiques aujourd'hui sur ta carte de visiteย ?
(rires) Je n'ai pas de carte de visiteย ! Et puis, alpiniste professionnel, รงa ne veut pas dire grand chose. Certes, on dispose d'une certaine expertise mais ce n'est pas l'hรฉritage d'un enseignement. Plutรดt d'une expรฉrience qui amรจne ร exprimer des choses qu'on a en soi au travers d'un alpinisme difficile avec un certain regard, un certain style et une certaine vision de la montagne. Ce terme de professionnel s'accole au mot alpiniste comme ร celui de musicien ou de sportif. On vit de notre artย ! J'ai suivi des รฉtudes de physique par facilitรฉ quand j'avais une vingtaine d'annรฉes. Un jour, un ami m'a demandรฉย : ยซย pourquoi tu ne fais pas que de la montagneย ?ย ยป. A ce moment-lร , mon avenir est devenu une รฉvidence.
Est-ce que tu as suivi des exemples pour embrasser cette aventure professionnelleย ?
Non, car justement je cherchais davantage ร suivre ma propre trajectoire en รฉvitant les feux de la rampe. J'avais tout ร crรฉer. C'รฉtait comme de sauter dans l'inconnu. Je voulais รฉviter ร tout prix le circuit du business d'aventure. Je n'รฉtais pas du genre ร agiter les bras en criant ยซย regardez ce que je fais, c'est moi le meilleurย ยป. En optant pour la discrรฉtion, je faisais le choix assumรฉ d'une route plus longue. A cette รฉpoque, j'ai aussi beaucoup pu compter sur ma femme qui a assurรฉ le cรดtรฉ matรฉriel. Vingt ans aprรจs, รงa a payรฉ. En France, il y a peut-รชtre moins de cinq personnes qui peuvent revendiquer ce statut d'alpiniste professionnel. Beaucoup sont dans la demie-mesure en exerรงant le mรฉtier de guide ou en รฉtant professeurs ร l'ENSA. On ne parle plus du tout du mรชme mรฉtier.
Et aujourd'huiย ? Est-ce que tu dirais que d'autres alpinistes t'inspirentย ?
Non, absolument pas. Plus jeune j'idรฉalisais peut-รชtre des gens en tenant pour extraordinaire ce qu'ils faisaient. Mais quand on finit par dรฉcouvrir l'envers du dรฉcor et qu'on rรฉalise que l'aspect humain est trรจs loin de l'aspect technique, on arrรชte รงa. รa n'enlรจve rien au respect que j'ai pour les rรฉalisations d'une personne mais l'absence de dimension humaine me fait me dรฉtourner d'elle. Alors j'ai tracรฉ ma route sans vraiment me retourner, mais sans non plus nourrir l'envie de dรฉpasser ces anciens modรจles. Aujourd'hui mes rรฉfรฉrentiels ont complรจtement changรฉ. Je m'intรฉresse davantage ร des philosophes ou ร des gens extรฉrieurs au monde de la montagne dont les รฉcrits me touchent beaucoup plus par rapport ร ce que je vis dans mes aventures.
L'une de tes derniรจres en date, c'est de rรฉaliser des films. Comment la vis-tuย ?
Il s'agit plutรดt d'un travail de co-rรฉalisation et j'ai vraiment apprรฉciรฉ รงa. Avec Gilles Charensol, le directeur de la Cinรฉmathรจque d'Images de Montagne, on a pu aboutir ร un montage trรจs รฉloignรฉ des documentaires de 52′ sur le Dodtour diffusรฉs sur Voyage et dans lesquels je ne me reconnaissais pas du tout. La tรฉlรฉvision a son propre langage et ses propres codes. La version diffusรฉe dans les festivals est donc le vรฉritable reflet du projet bien que, pour moi, le film ait un aspect limitant. Il va plus difficilement en profondeur sur l'indicible, sur le ressenti et l'รฉmotionnel.
Quel message as-tu voulu faire passer dans ce film justementย ?
Je n'aime pas parler de message, je trouve รงa prรฉtentieux. Je prรฉfรจre parler d'inspiration ou de rรฉsonance dans la vie des gens, par rapport ร des valeurs humaines comme la solidaritรฉ, la libertรฉ ou la fraternitรฉ. Mais s'il devait y avoir nรฉanmoins un message, je crois qu'il concernerait le droit pour tous de jouir de la nature et que ce droit dรฉpasse la notion de propriรฉtรฉ privรฉe. J'ai eu le sentiment, au cours de ce voyage, de me faire un peu porte-drapeau de ce droit fondamental. La nature nous ramรจne ร nos racines qu'on a besoin de connaรฎtre pour savoir qui on est et quelle place nous tenons sur la planรจte. Elle participe ร notre bien-รชtre et ร notre รฉquilibre intรฉrieur.
Aprรจs quinze mois d'aventure, comment apprรฉhendes-tu la notion de frontiรจreย ?
Trรจs diffรฉremment qu'au moment de la modรฉlisation du projet c'est certain. A la base, j'รฉtais parti comme un alpiniste souhaitant suivre l'abstraction d'une ligne. La frontiรจre, elle est ร la fois rรฉelle et imaginaire. Et sa rรฉalitรฉ, elle t'รฉclabousse en permanence en te confrontant ร des problรฉmatiques sociรฉtales, historiques, gรฉographiques, mais aussi ร la maniรจre dont l'homme s'implante sur son territoire. J'ai le sentiment que, quelque part, je me suis fait rattraper par la frontiรจre et que j'ai รฉtรฉ dans ce voyage comme un buvard qui a absorbรฉ tout un tas de choses. C'รฉtait vraiment nouveau pour moi d'expรฉrimenter un voyage avec autant d'interactions humaines. C'est tout l'inverse de ces expรฉditions lointaines dans des lieux vierges de toute empreinte humaine.
Tu n'รฉtais pas le seul ร faire le tour de France cette annรฉe-lร . Il y avait aussi Aurรฉlie Derremaux et Laurent Granier.
Oui, je les ai suivis un moment. J'ai failli les rattraper avant les Pyrรฉnรฉes mais ils รฉtaient dans un voyage trรจs diffรฉrent du mien. On peut รชtre proche ร vol d'oiseau mais, en revanche, trรจs รฉloignรฉ dans la valeur des choses. Ma traversรฉe des Pyrรฉnรฉes a รฉtรฉ bien plus longue que la leurย ! (Aurรฉlie et Laurent rรฉalisaient un Tour de France ร pied dont I-Trekkings avait รฉgalement parlรฉ, NDLR)
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Considรจres-tu ton tour de France comme un exploitย ?
Je ne parlerai jamais de ce que je fais ainsi. Certains parleront de performance, d'autres d'une grande aventure humaine, mais tout cela รฉchappe ร mon regard et ร ma sensibilitรฉ. Ce que je sais, c'est que physiquement, mentalement et psychiquement, je suis vraiment allรฉ dans mes retranchements. Il finit par y avoir une usure ร tenter de garder la motivation, ร toujours avancer… Pendant quinze mois tu es sur le grilย : ce n'est ni du tourisme, ni de la randonnรฉe. La frontiรจre n'a pas de chemin. Ce que je retiens de cette histoire ce n'est pas le type qui a fait le tour de la France et qu'on voudrait mettre sous les feux de la rampe mais plus la somme des รฉnergies et des gens, anonymes ou cรฉlรจbres, qui sont venus et l'ont rendue possible. Je n'รฉtais pas dans le dessein de vouloir tout faire de A ร Z. J'accepte mes limites et je me suis entourรฉ de spรฉcialistes pour faire certaines choses.
Tu as dรฉmarrรฉ et terminรฉ l'aventure au Mont-Blancย : pourquoiย ?
Rรฉaliser un tour de France exactement a une portรฉe symbolique et nรฉcessitait donc un symbole pour son dรฉpart. J'avais d'abord pensรฉ ร partir de chez moi, dans les Alpes du Sud, puis de Schengen, pour aller plus loin dans la notion de frontiรจre ouverte. J'avais aussi pensรฉ ร Marseille oรน est situรฉ le point zรฉro des altitudes en France. Puis le Mont-Blanc s'est imposรฉ : tout le monde le connaรฎt, quand bien mรชme on ne sait pas le situer. Et puis il y a ce flou sur l'emplacement de la frontiรจre entre la France et l'Italie. Je trouvais รงa intรฉressant d'en relever la nature intangible ร une รฉpoque oรน on cherche souvent ร se recroqueviller derriรจre ces frontiรจres.
J'ai l'impression que cette aventure marque un vrai changement par rapport ร tes dรฉbuts dans l'alpinismeย ?
Absolument. Je ne parlerai pas de rupture, mais d'รฉvolution. On n'a pas la mรชme vision de la montagne ร vingt ans qu'ร trente ou quarante. Passรฉ le temps de la connaissance de soi ร travers le dรฉpassement de ses limites, on accรจde au chemin de la connaissance de l'autre. On ne peut pas se remplir ou รชtre ร l'รฉcoute d'autrui si on est soi-mรชme encombrรฉ. Mon tour des Hautes-Alpes, en 2007, aura un peu รฉtรฉ un tour de chauffe de cette nouvelle approche. Il y a eu le temps de l'aventure d'exploration lointaine, puis celui de l'aventure de proximitรฉ. La synthรจse de tout รงa serait de dire que les plus grandes aventures sont intรฉrieures.
La proximitรฉ n'a-t-elle finalement pas รฉtรฉ la grande force de ton voyageย ?
Mais complรจtement et il y a grรขce ร รงa une identification formidable et aussi une comprรฉhension immรฉdiate du projet. L'Hexagone permet le rappel d'un lieu ou d'un รฉvรฉnement dans l'esprit du public. A l'opposรฉ d'un projet ร l'autre bout du monde, on tient lร quelque chose qui est vraiment ร hauteur d'hommes, loin de la performance et parfaitement accessible. C'est frรฉquemment arrivรฉ que des gens m'attendent pour m'accompagner ou juste me saluer. Des moments simples et gratuits. A l'heure oรน on pense que tout le monde vit derriรจre un รฉcran, on rรฉalise qu'il y a un fondement de l'individu qui a besoin de communiquer de maniรจre directe. รa fait partie de l'ADN humain et c'est une des leรงons les plus rassurantes que je tire de ce voyage.
Es-tu dรฉjร prรชt ร repartir dans d'autres projetsย ?
Je suis quelqu'un qui a, pour ainsi dire, les antennes dรฉployรฉesย ! Je n'obรฉis pas non plus ร des plans prรฉdรฉfinis qui consisteraient ร direย : ยซย j'ai fait le tour de France, donc je vais recommencer la mรชme chose dans un autre paysย ยป. C'est plus une question d'opportunitรฉs et, curieusement, l'annรฉe prochaine, je vais repartir pour deux expรฉditions mer-montagne. La premiรจre, en fรฉvrier-mars, direction l'Islande pour de la cascade de glace. La seconde, en รฉtรฉ, avec mon amie Isabelle Autissier, au Groรซnland. Ce sera un peu la suite du Grand Sud oรน nous sommes dรฉjร allรฉs deux fois. Qu'il s'agisse d'une affaire de cordรฉe ou d'รฉquipage, les marins partagent la mรชme histoire que moi. Aprรจs il y a bien quelques histoires de lignes imaginaires qui me trottent un peu dans la tรชte mais je prรฉfรจre leur laisser le temps de mรปrir. Et puis il y aussi la dimension de l'รฉcriture qui me tient de plus en plus ร cลur. On parlait du virage que j'ai pu faire dans l'univers de la montagneย : je pense que, dans la vie, c'est pareil. Le moment viendra peut รชtre oรน je serai davantage un auteur qui fait de la montagne qu'un alpiniste qui รฉcritย !
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